AUX FRONTIÈRES

Photos
DÉLOCALISATION
John Berger
À lui tout seul, un être humain et ses vêtements peuvent passer pour un continent, et ceci en deux sens, l’un privé, l’autre historique.
Ce que contient pour ses intimes la présence physique d’un être peut avoir l’ampleur, la grandeur, d’un continent. Pour chacun d’entre nous, le premier continent est la Mère. Du linge séchant sur une corde constitue un drapeau en un sens plus profond que la plupart des emblèmes nationaux.
Au moment historique que nous vivons, le phénomène le plus significatif — d’un point de vue mondial — est l’amplitude des émigrations forcées qui se produisent.
Je dis « forcées », bien qu’elles soient l’objet d’une décision personnelle, parce que la pauvreté est plus dévastatrice qu’une armée d’envahisseurs. Mois après mois, des millions d’êtres humains quittent leur patrie. Ils la quittent parce qu’il ne s’y trouve rien si ce n’est leur tout, et ce tout, contrairement à ce qui se passait jadis, n’offre plus de quoi nourrir leurs enfants. C’est là la nouvelle pauvreté de ces dernières décennies.
Après de longs voyages épouvantables, après avoir éprouvé toute la bassesse dont les autres sont capables, après en être venus à ne compter que sur leur courage et leur obstination incomparables, les émigrés finissent par atteindre un lieu de transit étranger où ils attendent; tout ce qu’il leur reste alors de leur continent natal, c’est eux-mêmes — mains, yeux, pieds, épaules, corps, ce qu’ils portent et ce dont, faute de toit, ils se recouvrent la tête pour dormir.
À maintes reprises, les photographies d’Annabell Guerrero, prises au centre de la Croix Rouge pour réfugiés de Sangatte (dans un rêve, cet endroit pourrait s’appeler « Sanglote ») près de Calais et du tunnel sous la Manche, identifient en gros-plans ces continents ; elles le font sans rhétorique ni emphase, mais avec respect. Les mains deviennent la terre cultivée, une jambe une route, un front un foyer, une couverture un champ, un œil s’ouvre en delta.
Guerrero a derrière elle une œuvre dont la richesse impressionne, mais c’est en dernier recours qu’elle est photographe. Dans ces images, elle est d’abord enfant, couturière, grand-mère, brodeuse, amante, celle qui offre une cachette et prête son portable, celle qui sait comment sonder les yeux d’autrui de façon à ce qu’il entende, prononcé dans sa propre langue, le mot « héros » qui lui est adressé sans qu’elle ait eu à ouvrir la bouche. Puis, en dernier ressort, avec la rapidité d’un geste rituel appris il y a longtemps, elle prend ses clichés d’une intrépidité étrange.
Sur ordre des gouvernements français et britannique, le centre de Sangatte a été fermé. Cette décision a été prise, entre autres considérations, parce que ce site et ceux qui s’y trouvaient étaient devenus trop visibles. Aujourd’hui il n’en reste rien que ces photos, regard maternel insistant porté sur leur univers quotidien. Pourtant, en elles, une tendresse s’y trouve indissociable d’une incoercible détermination. N’en déplaise aux autorités, Sangatte et les destinées qu’il a abritées ne seront pas oubliées. Tout continue, ô Mère…
Traduit de l’anglais par Michel Fuchs